Quelques réflexions après la lecture d’une biographie sur Ivo Andrić
Pourquoi voudrions-nous que les auteurs que nous admirons pour leurs textes ou leurs compositions soient aussi des personnes que nous aurions admirés et aimés dans la vie de tous les jours ? Nous les sentons proches car, en raison de l’admiration que nous leur portons, nous projetons sur elles toutes sortes de qualités que nous voudrions les voir posséder. Or, rien ne permet de penser que l’image que nous nous faisons d’elles correspond, même de loin, à leur personnalité véritable. Et si l’on ne peut pas savoir quels êtres humains se cachent véritablement derrière leurs œuvres, peut-on alors séparer le créateur de l’œuvre ? Oublier le créateur, admirer l’œuvre ?
L’exemple le plus emblématique est celui de Wagner. Un compositeur de génie et un être humain passablement médiocre d’après ce que l’on sait. Sa musique et ses textes sont absolument bouleversants et vous font toucher du doigt, ou plutôt de l’oreille, la beauté absolue. Alors, est-t-il possible d’être à la fois sublime et abject ? Comment des caractéristiques aussi contradictoires peuvent-elles coexister au sein d’une même personne ?
Cette question, je viens de me la poser à l’égard d’un auteur que j’ai beaucoup lu et dont j’admire l’œuvre mais sur lequel je ne savais pas grand-chose. Il s’agit d’Ivo Andrić, écrivain yougoslave, diplomate et Prix Nobel de littérature en 1961.
Andrić a écrit une œuvre phénoménale[1] pour ce qui est de la description de la nature humaine. Son microcosme bosnien n’est qu’une scène, un lieu pour situer ses personnages dans le temps et l’espace. Mais ses personnages sont universels. Leurs forces et leurs faiblesses, leurs mesquineries et leur orgueil, leur petitesse et leur grandeur se retrouvent partout et en tous temps.
Or, je viens de découvrir dans une excellente biographie[2] que l’auteur yougoslave n’est pas particulièrement sympathique. Au contraire. Secret, opportuniste, intéressé, il passe sa vie à se dissimuler, à louvoyer, à se défiler. Seule lui importe son œuvre et l’écriture conditionne toute sa vie. Sans doute est-ce là le signe d’un grand esprit en quête de perfection.
Faisons-nous donc à l’idée que les génies que nous admirons ne sont pas toujours les hommes et les femmes que nous aurions aimés dans la vie. Et admettons que l’on puisse, dans certains cas, détacher l’auteur de l’œuvre. Car, en fait, le problème n’est pas tant le leur que le nôtre. C’est nous qui sommes confrontés à cette antinomie qui nous dérange. Eux, ils sont passés à la postérité.
Yvana Enzler
23/24 mai 2020
[1] Par exemple, „Le pont sur la Drina“, „La Chronique de Travnik“, „La Demoiselle“, tous traduits en français.
[2] Michael Martens, „Im Brand der Welten, Ivo Andrić ein europäisches Leben“, Wien, Paul Zsolnay Verlag, 2019, 494 p.