Avec la pandémie de Covid-19, j’ai découvert la grande-duchesse Anna Fedorovna de Russie. Le rapport ? Aucun. Le déclencheur : les promenades à travers la forêt. A force de passer devant l’Elfenau, la demeure de la grande-duchesse, j’ai fini par m’intéresser au destin de cette femme tout à fait étonnante, surtout à Berne et à deux pas de chez moi.
Juliane, dite Julchen, devenue Anna Fedorovna, grande-duchesse de Russie, est née Juliane de Saxe-Cobourg-Saalfeld (Saxe-Cobourg et Gotha à partir de 1826) en 1781. Elle connaîtra un destin hors du commun ; elle est surtout à l’origine de l’ascension fulgurante de la famille de Saxe-Cobourg, une famille noble comme tant d’autres en Allemagne, mais qui, contrairement aux autres, donnera son nom à plusieurs dynasties royales européennes.
Le destin de Julchen bascule lorsqu’elle se rend avec sa mère Augusta et ses deux sœurs Sophie et Antoinette à Saint-Pétersbourg en 1795. Augusta y a été convoquée par Catherine II, tsarine de toutes les Russies, avec l’ordre d’y amener ses trois filles aînées car Catherine cherche une épouse pour le second de ses petits-fils, le grand-duc Constantin. Catherine, née princesse d’Anhalt-Zerbst, suit la tradition bien établie consistant à marier les grands-ducs russes avec des princesses allemandes. L’aîné des petits-fils de la tsarine, Alexandre (le futur Alexandre Ier), a lui déjà convolé avec Louise Augusta de Bade, devenue Elisabeth Alexeïevna.
En principe, Juliane, la plus jeune des sœurs, tout juste 14 ans, n’entre pas vraiment en ligne de compte dans ces projets matrimoniaux, mais c’est pourtant sur elle que Constantin jette, mollement, son dévolu car elle est la plus jolie des trois sœurs. Le mariage est célébré en février 1796 ; l’union sera un échec. Constantin est caractériel et violent. Il n’aime que la chose militaire. Juliane, devenue Anna, tient le coup grâce à la protection de Catherine, qui décède toutefois en novembre 1796, et d’Alexandre et Elisabeth qui, jusqu’à leur mort respective et en dépit de toutes les vicissitudes, resteront proches d’Anna.
Au bout de quelques années infernales, Anna se sépare de son mari et quitte la Russie pour finir par s’établir en Suisse, à Berne en 1813. En 1814, elle acquiert une propriété au bord de l’Aar en bordure de la forêt du Dählhölzli ; le domaine est connu sous le nom de Brunnaderngut ; c’est elle qui le baptisera Elfenau, le lieu des elfes. La maison de maître, située sur une colline, domine la rivière et regarde vers la chaîne des somptueuses alpes bernoises qui trônent dans le lointain. Anna y vivra sereinement, s’impliquera dans la vie sociale, culturelle et politique bernoise et y recevra les notables et nombre de ses prestigieux parents.
On l’a dit, la famille de Saxe-Cobourg est une des nombreuses familles aristocratiques allemandes, mais c’est grâce à l’alliance avec la famille Romanov qu’elle va acquérir une position tout à fait extraordinaire.
Juliane a six frères et sœurs qui atteindront l’âge adulte et quatre d’entre eux donneront naissance à une maison royale, dont trois existent encore de nos jours.
Ernst Ier, duc de Saxe-Cobourg et Gotha, l’héritier, est le père d’Ernst II mais surtout d’Albert. Albert épousera sa cousine germaine Victoria. Ensemble ils fonderont une dynastie qui aujourd’hui s’appelle Windsor.
Ferdinand épouse une riche princesse hongroise. Leur fils aîné, également prénommé Ferdinand, épouse l’héritière du trône du Portugal, Marie, et devient roi de jure uxoris sous le nom de Ferdinand II. Cette branche portugaise est aujourd’hui éteinte. Son frère Auguste épouse Clémentine d’Orléans, la fille du roi Louis-Philippe; ils seront les parents du futur Ferdinand Ier, tsar des Bulgares.
Victoire, veuve du prince de Leiningen, épouse en secondes noces Edward, duc de Kent. Leur fille Victoria, sera reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande et impératrice des Indes. Victoria, Saxe-Cobourg par sa mère, épousera son cousin germain Albert, fils de son oncle Ernst Ier. Leurs enfants, dont Edouard VII, l’arrière-grand-père de la reine Elisabeth II, sont donc doublement Saxe-Cobourg ; plus tard, la famille royale britannique prendra le nom de Windsor pour effacer l’origine allemande devenue peu correcte politiquement.
Léopold, le plus jeune frère de Julchen et son préféré, celui qui toute sa vie veillera sur elle, devient en 1831 le premier roi des Belges sous le nom de Léopold Ier. Il est le fondateur de la dynastie actuelle.
Donc, les maisons royales d’Angleterre, de Belgique, de Bulgarie (et du Portugal, éteinte) sont toutes issues des frères et sœurs de la grande-duchesse Anna. Si l’on ajoute à cela les alliances féminines, la descendance se diversifie encore. Par exemple, la mère de l’actuel roi de Suède était une princesse de Saxe-Cobourg (la fille de Charles-Edouard, dernier duc régnant et petit-fils de la reine Victoria). Le grand-duc Henri de Luxembourg descend lui aussi des Saxe-Cobourg par sa mère Joséphine-Charlotte, fille du roi Léopold III de Belgique ; en remontant une génération, il en va de même pour la famille de Savoie, suite à l’union du roi d’Italie Umberto II avec Marie-José, la fille d’Albert Ier, roi des Belges (et sœur de Léopold III). Ce ne sont que quelques exemples parmi d’autres. On disait bien de Victoria qu’elle était la grand-mère de l’Europe.
C’est surtout le frère de Julchen, Léopold, qui a été l’artisan des premières prestigieuses alliances de sa maison. Mais, sans l’entrée de Julchen dans la famille impériale russe, il aurait certainement eu moins de succès dans son entreprise.
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Depuis le début de la pandémie de Covid, au cours de mes promenades quotidiennes, je passe régulièrement à l’Elfenau, la maison que Julchen appelait « ma pauvre petite cabane ». Certes, comparée au palais d’Hiver à Saint-Pétersbourg, la maison de l’Elfenau est plus proche de la cahute. Le récit, en partie romancé, du séjour de la grande-duchesse à Berne me l’a rendue en quelque sorte familière. Je l’imagine se promenant ou recevant ses hôtes dans ce lieu si calme et romantique. Elle a fait aménager le jardin avec une petite cascade et un bassin. L’allée de châtaigniers qui mène à la maison a quelque chose à la fois de solennel et de rustique.
Au pied de la colline vers la gauche, un étang est habité par des cygnes, des canards et des poules d’eau. Des hérons vont et viennent suivant un rituel connu d’eux seuls ; hiératiques et immobiles, ils semblent indifférents à la frénésie des autres volatiles en perpétuel mouvement autour d’eux. Etaient-ils déjà là du temps de la grande-duchesse ? Les cygnes, deux adultes et trois petits (qui ont, entre-temps, grandi), surnommés la famille Tchaïkovski pour des raisons évidentes, s’épouillent à longueur de journée tout en gardant leur majestueuse dignité. Quelques arbres tombés dans l’eau servent de chaise longue aux canards qui s’y prélassent lorsqu’il fait beau. Un lieu enchanteur qui plaisait sûrement à Anna Fedorovna. L’Aar qui coule le long de la propriété grossit et mincit et change de couleur selon les précipitations ou la fonte des neiges. Les Bernois viennent pique-niquer sur ses rives. Cela sent le feu de bois et la grillade. Un peu plus loin, un bac permet de passer sur l’autre rive. On peut ainsi varier les promenades. Une aubaine en période de confinement !
Passer d’un palais russe ou même du château familial de Cobourg au domaine de l’Elfenau a certainement été un bouleversement dans la vie de Juliane, désormais seule et obligée de se battre pour sa liberté et son statut à une époque où les femmes n’existaient qu’à travers un mari ou, une fois veuves, un fils. Juliane avait en outre des soucis d’argent car elle dépensait beaucoup pour maintenir son rang et l’apanage que lui versait la famille impériale n’arrivait pas toujours ponctuellement. Son intendant s’en plaignait souvent, factures à la main. Mais la grande-duchesse n’en avait cure.
Julchen portait aussi en elle une profonde blessure dont peu de personnes étaient au courant à l’époque. Elle avait eu deux enfants, de deux pères différents, enfants qu’elle a dû cacher toute sa vie. Elle les voyait de temps en temps mais, avant d’être adultes, ils ne savaient pas qu’elle était leur mère. Cette souffrance, ce manque, l’ont profondément marquée. Malgré cela, elle n’a pas défié les convenances et elle a gardé le secret sur leur origine. Toute sa vie, elle a, de loin, soigneusement protégé et aidé ses enfants. Edouard, dont la famille Saxe-Cobourg connaissait l’existence, a été titré par son oncle Ernst Ier dont il épousera, par amour semble-t-il, la fille Bertha, illégitime elle aussi. De Hilda, seule Sophie, la sœur aînée de Juliane avait, par hasard, découvert l’existence. Elle sera adoptée par un couple à Lausanne et décèdera à 25 ans, 23 ans avant sa mère, une grande douleur jamais apaisée.
Je me prends à rêver de cette vie à l’Elfenau, les hivers glaciaux et les étés humides, le va et vient des calèches, les quelques serviteurs occupés aux tâches domestiques ou de jardinage. Les fleurs, les feuilles mortes, les châtaignes, le vent, le soleil couchant sur la silhouette des alpes rosissant le ciel et la neige. Les animaux, canards, cygnes, peut-être des hérons, des renards, des cerfs. Sûrement quelques chiens. Un monde rassurant à quelques minutes de calèche de la ville de Berne en marge des événements palpitants du monde.
Selon sa biographe, la grande-duchesse a conservé son rang et son statut grâce à son charme, son intelligence, sa discrétion et la complicité de sa famille et de ses amis qui l’ont soutenue après son divorce en 1820. Même le tsar Nicolas Ier, frère et successeur d’Alexandre, qui n’était encore qu’un enfant lorsqu’elle avait quitté la Russie et qui la connaissait donc à peine, a maintenu son apanage et l’a entourée de considération et de respect. Elle qui craignait de disparaître socialement au moment de son divorce, réussit à maintenir sa position et à faire de l’Elfenau un lieu où passaient de temps en temps les grands de ce monde et où les messagers porteurs de courriers en provenance des cours européennes se succédaient.
Ses dernières années ont certainement été solitaires et endeuillés par la perte d’êtres chers. Elle a d’ailleurs quitté l’Elfenau pendant une vingtaine d’années pour s’établir à Genève avant d’y revenir à la fin de sa vie. C’est sans doute là, dans cette campagne bernoise, qu’elle a trouvé le réconfort et la sérénité pour attendre la fin d’une vie qui, si elle n’a pas tenu ses promesses, lui a tout de même réservé quelques moments de bonheur.
Juliane est décédée en 1860, après Sophie, Antoinette, Ernst et Ferdinand et un an avant Victoire et cinq ans avant Léopold. J’ignore où elle repose ; certainement pas à l’Elfenau et pourtant son esprit continue d’y flotter – une présence tranquille et lumineuse. Extérieurement, rien n’a changé et si elle apparaissait soudain descendant d’une calèche enveloppée d’un châle de voyage, il n’y aurait finalement rien de plus normal.
Yvana Enzler
Berne, novembre 2020